Les parlers « illicites » dans le roman français du XIXe siècle : pluralisme sociolinguistique et idéologie de la norme

Auteurs-es

  • Gillian Lane-Mercier McGill University

Résumé

J' aimerais partir de la constatation suivante : la représentation de parlers non conformes au français standard dans les dialogues de bon nombre de romans français du XIXe siècle constitue à première vue une infraction ostentatoire
à la politique d'uniformisation linguistique et d'acclimatation culturelle inaugurée par les Jacobins en 1793 et poursuivie sans exception par tous les gouvernements
du siècle suivant.[...]

Références

L Le présent article a été rédigé dans le cadre d'un programme de

recherche subventionné par le Conseil de recherche en sciences

sociales et humaines du Canada, que je tiens à remercier. Il

reprend, en les affinant et en les éclairant différemment, certaines

des idées avancées dans mon article «Pouvoir réel ou pouvoir fictif?

Quelques enjeux rhétoriques et politiques de la représentation

romanesque des sociolectes », dans Mimesis. Studien zur literarischen

Repriisentation/Studies on Literary Representation, Bernhard F. Scholz

(éd.), Tübingen und Basel, Francke Verlag, 1998, p. 301-315.

Je précise en anticipant qu'il s'agit tant du parler nobiliaire (qu'il

importait de honnir) que des parlers non standard, tels l'argot et la

langue populaire (qu'il importait de corriger). De plus, par français

standard il faut entendre non plus le français de la Cour - ou le

bon usage de l'honnête homme-, mais bien le français du peuple,

c'est-à-dire le français national.

Je fais ici allusion à la célèbre thèse d'Erich Auerbach dans Mimésis.

La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, C. Heim

(trad.), Paris, Gallimard, 1968 [1945]. Par représentations sérieuses

de la vie quotidienne, Auerbach entend que ces dernières sont

profondément enracinées dans la réalité historique et culturelle de

l'époque et, par voie de conséquence, représentatives des multiples

forces sociales, économiques et politiques qui composent cette

réalité. D'où leur réalisme.

C'est dans cette perspective qu'Auerbach analyse le discours direct.

Voir Gillian Lane-Mercier, op. cit.

Encore faudrait-il préciser les limites de cette époque. S'il est

relativement aisé de voir dans les politiques linguistiques jacobines

(lesquelles sont néanmoins préfigurées dès 1790 par l'enquête de

l'abbé Grégoire sur les patois (voir infra) et par les réformes

scolaires envisagées par Talleyrand, notamment) le commencement

de l'époque qui nous intéresse, il est plus difficile d'en situer la fin.

Retenons, sans chercher à trancher, trois dates-repères: 1880 - les

lois Ferry sur l'éducation primaire obligatoire, gratuite et laïque

entrent en vigueur (le rêve jacobin est enfin réalisé); 1890 - le

gouvernement républicain multiplie les moyens d'accélérer la

suppression des patois et des langues régionales; 1914-18 - le

brassage des populations occasionné par la guerre concourt, de

manière on ne peut plus concrète, à la victoire ultime du français

national.

Roland Barthes, «La division des langues», dans Le bruissement de la

langue. Essais critiques IV; Paris, Seuil, 1984, p. 119-139.

Voir Gabriel Bergounioux, «La science du langage en France de

à 1885: du marché civil au marché étatique», dans Langue

française, 44, 1984, p. 7-41.

Une excellente analyse des manières dont l'opposition français/

patois était formulée aux alentours de 1790 se trouve dans Michel

de Certeau et al., Une politique de la langue. La Révolution française et

les patois, Paris, Gallimard, 1975. À titre d'exemple: ville/campagne,

culture/nature, échange/production, mouvement/ équilibre,

lumière/obscurité, écriture/voix, artifice/simplicité (cf. p. 153).

Ibid., p. 156.

Comme le précise Jacques Guilhaumou dans «La langue politique

et l'événement pendant la Révolution française», dans Le français

moderne, 1-2, 1989, p. 80-81, en se référant plus spécifiquement à

l'influence des philosophes des Lumières sur les révolutionnaires,

en particulier sur les Jacobins,

[ ... ] l'idéologie des Lumières se caractérise [ ... ] par une conception

politique de la langue. [ ... ] Le sujet de la langue apparaît [ ... ]

porteur de la raison commune, de jugements mutuels élaborés par

consentement mutuel au sein des élites. [ ... ] Le changement du

sujet de la langue [opéré par la Révolution] modifie le paysage

politico-linguistique : «l'homme qui parle comme il pense » n'est

plus l'homme de lettres; le porte-parole, maître d'oeuvre du

mouvement populaire, a pris sa place.

Toutes les citations de Grégoire sont extraites du rapport qu'il a

présenté à la Convention nationale le 28 mai 1794, intitulé Sur la

nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la

langue française. Le rapport se trouve en annexe de l'ouvrage de

Renée Balibar et Dominique Laporte, Le français national: politique

et pratique de la langue nationale sous la Révolution, Paris, Hachette,

Les citations de Barère sont extraites de son Rapport du Comité de

salut public sur les idiomes, présenté à la Convention nationale le

jamier 1794. Le rapport a été reproduit en annexe de 1' ouvrage

de Michel de Certeau et al., op. cit.

Il est à noter que les prémisses culturelles, encore présentes dans le

discours révolutionnaire où elles sont toutefois secondaires par

rapport aux prémisses juridico-politiques, seront complètement

occultées par le discours dominant post-révolutionnaire. Aussi bien

la conception de nation que celles de langue et d'identité

nationales seront désormais définies en termes exclusivement

juridico-politiques.

François Urbain Domergue, Adresse aux communes et aux sociétés

populaires de la République française faite le 11 février 1794 à la

Convention, en annexe de l'article de Winfried Busse, «"Cassons

ces instruments de dommage et d'erreur": glottophagie jacobine?

», dans Lengas, 17, 1985, p. 127-143.

En anticipant, il serait bon de rappeler que l'une des raisons de

l'échec du Félibrige, mouvement littéraire régionaliste qui, ouvertement

hostile à la visée universaliste et centralisatrice du français,

revendiquait une langue et une littérature spécifiquement occitanes,

résidait dans son manque de «sophistication politique» :

<< [ ••• ] il n'avait aucune compréhension véritable des structures

de pouvoir propres à la société française et se trouvait dans l'impossibilité de formuler un programme politique seneux ,,

(Ralph Grillo, Dominant Languages. Language and Hierarchy in Britain

and France, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 75.

C'est moi qui traduis). Or, précisons que si le statut sociolectal du

français en tant que parler de classe tendait à être occulté, il n'en

allait pas de même de son statut dialectaL En témoignent les études

de linguistique historique discipline alors en plein essor -

soucieuses de remonter à l'origine des langues, ainsi que les

différentes écoles de dialectologie fondées au cours du siècle. Voir

Sonia Bran ca, « Espace national et découpage dialectal: deux étapes

de la construction de la dialectologie au XIXe siècle>>, dans Trames,

, p. 43-53; Gabriel Bergounioux, «Le francien (1815-1914): la

linguistique au service de la patrie », dans Mots. Les langues du politique,

, 1989, p. 23-40 et «Linguistique et variation ••, dans Langages,

, 1992, p. 114-125.

Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme. Petit traité de

glottophagie, Paris, Payot, 1979, p. 170-171. Rappelons que par ignorance,

il faut avant tout entendre celle des nouvelles lois républicaines.

Cité par Peter Flaherty, «Langue nationale/langue naturelle: The

Politics of Linguistic Uniformity during the French Revolution»,

dans Historical Rejlections/Réflexions historiques, 14, 2, 1987, p. 322.

Les citations suivantes permettent de mesurer l'ampleur de la lutte

menée, par le truchement du linguistique, aux niveaux pédagogique,

scientifique et littéraire, contre l'élitisme des anciennes

hiérarchies socioculturelles. Elles permettent également de mesurer

la profondeur du fossé idéologique qui sépare les rôles, fonctions et

valeurs dévolus à la langue française avant et après 1789. Les deux

premières citations s'inscrivent dans la polémique entourant les

projets de réforme de l'enseignement primaire proposés au cours

du XVIIIe siècle ; la troisième reflète les conceptions de la grammaire

classiciste telles qu'elles se manifestaient à la veille de la Révolution:

Rien ne serait plus fou que de rassembler indistinctement dans les

mêmes écoles publiques les enfants de la première distinction avec

ceux des derniers paysans. (l'abbé Baudeau, cité par Louis Trenard,

«L'enseignement de la langue nationale: une réforme pédagogique,

-1790 >> dans Historical Rejlections/Réflexions historiques, 7,

-3, 1980, p. 103).

Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne

s'étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit

au delà de son triste métier ne s'en acquitterajamais avec courage

et patience (La Chalotais, cité par Louis Trenard, op. cit., p. 105).

Les styles sont classés dans notre langue, comme les sujets dans

notre monarchie. Deux expressions qui conviennent à la même chose ne conviennent pas au même ordre de choses, et c'est à

travers cette hiérarchie des styles que le bon goût sait marcher

(Antoine de Rivarol, Discours sur l'universalité de la langue française,

Paris, Belfond, 1966 [1784], p. 124}.

Ralph Grillo, op. cit., p. 173. C'est moi qui traduis.

R Anthony Lodge, «Parlers populaires et normalisation politique et

sociale: poissard, parigot, cockney», dans Romantisme, 86, 1994,

p. 31.

Ralph Grillo, op. cit., p. 217-219. C'est moi qui traduis.

Renée Balibar, L'institution du français, Paris, Presses universitaires

de France, 1985, p. 147-148.

Rappelons, si besoin est, que ces nouvelles institutions et Académies

« [ ••• ] furent (sciemment) investies, dès le début, du pouvoir de

censurer, donc de réglementer et de légiférer» Uacob Mey, « To the

Language Born: Thoughts on the Problem of National and International

Languages», dans With Forked Tongues: What are National

Languages Good For ?, Florian Coulmas (éd.), Singapore, Karoma

Publishers, 1988, p. 37. C'est moi qui traduis). À titre d'indication,

sur le rôle joué par l'Église, l'école, et les appareils juridique et

administratif, voir, respectivement, Gérard Cholvy, « Régionalisme et

clergé catholique au xixc siècle», dans C. Gras et G. Livet (éd.),

Régions et régionalisme en France du xv m'siècle à nos jours, Paris, Presses

universitaires de France, 1977, p. 187-201; François Furet etJacques

Ozouf, Lire et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvin à jules Ferry,

Paris, Minuit, 1977 et Renée Balibar et Dominique Laporte, op. cit.

Sur l'institution littéraire, voir Jacques Dubois, L'institution de la

littérature, Paris et Bruxelles, Nathan/Labor, 1978, ainsi que les

travaux de Pierre Bourdieu, surtout Les Règles de l'art. Genèse et

structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

Voir Daniel-Henri Pageaux, «De l'imagerie culturelle à l'imaginaire

», dans Précis de littérature comparée, Pierre Brunei et Yves

Chevrel (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 133-

Anthony Lodge, op. cit., p. 31.

Jacob Mey, op. cit., p. 36. C'est moi qui traduis.

Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique, Paris, Renduel,

, p. 245-261.

C'est bien l'avis de Lodge, selon qui « [c]ette hostilité [des classes

cultivées] ne peut pas être sans rapport avec la peur ressentie par

ces mêmes classes devant la populace parisienne, qui avait

déclenché les révolutions de 1789, de 1830, de 1848 et la Commune

de 1871 », op. cit., p. 31.

Charles Nodier, cité par Kristen Ross, The Emergence of Social Space.

Rimbaud and the Paris Commune, Minneapolis, University of

Minnesota Press, 1988, p. 14.

Voir Michel de Certeau et aL, op. cit.

Pascale Gaitet, «From the Criminal's to the People's: The Evolution

of Argot and Popular Language in the 19th~Century», dans 191'·

Century French Studies, 19, 2, 1991, p. 231~232. C'est moi qui traduis.

Renée Balibar, op. cit., 1985, p. 149.

On trouve une définition du français élémentaire dans Renée

Balibar, op. cit., 1974 et 1985. Selon elle, il faut entendre par là

l'analyse grammaticale de la phrase simple (sujet~verbe~complément),

dont il s'agit d'identifier les parties et leurs fonctions. Les

exemples mettent en relief la vie quotidienne et les connaissances

usuelles. La primauté est accordée au sens propre (le mot, c'est la

chose), à la clarté, à la correction grammaticale, à la simplicité

syntaxique et à l'unité de sens.

Renée Balibar, op. cit., 1974, p. 128.

Selon Balibar, « [ ... ] l'histoire des productions littéraires ne peut

être abstraite de l'histoire de l'instauration du français d'école primaire.

Tous [ ... ] les efforts de français produits par la pratique

littéraire furent réalisés par rapport aux tendances de la politique

linguistique nationale, donc par rapport aux conflits sociaux inhérents

à l'enseignement du français primaire dans une conjoncture

historique donnée», op. cit., 1974, p. 142.

Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 139-141.

Ibid., p. 141.

Renée Balibar, op. cit., 1974, p. 155-156. C'est moi qui souligne.

Un exemple de ce dernier phénomène se trouve dans le discours

de l'Église pendant la Restauration (1815-1830). L'épiscopat appuyait

les tendances centralisatrices de la monarchie, tandis que les

curés de campagne étaient, dans l'ensemble, favorables au maintien

des patois locaux à des fins liturgiques. Voir Gérard Cholvy, op. cit.

Un exemple autrement spectaculaire se trouve dans le discours

républicain de la Deuxième République (1848-1851), lorsque

certains républicains provinciaux ont eu recours, pour rédiger leurs

articles de journal, au ... patois local. Voir Philippe Vigier, «Diffusion

d'une langue nationale et résistance des patois, en France, au xrxe

siècle. Quelques réflexions sur l'état présent de la recherche

historique à ce propos», dans Romantisme, 25-26, 1979, p. 191-208.

Renée Balibar, op. cit., 1985, p. 270.

Je me réfère ici aux travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, et

notamment à leur notion de «littérature mineure», définie dans Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975 et reprise dans

Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980. Il me semble - mais la

démonstration reste à faire - que cette notion est peu opératoire

dans le cadre des représentations sociolectales du XIX" siècle.

Claude Grignon, ''Écriture littéraire et écriture sociologique: du

roman de moeurs à la sociologie des goûts>>, dans Littérature, 70,

, p. 33. Voir aussi Pascale Gaitet, op. cit. et Jeanne-Marie

Barbéris, «La voix du grand absent: la parole du peuple dans

Germinal>>, Littérature, 76, 1989, p. 89-104.

Robert Lafont, «Peuple et nature: sur la textualisation idéologique

de la diglossie », dans Diglossie et littérature, Henri Giordan et Alain

Ricard (éd.), Bordeaux-Talence, Maison des sciences de l'homme,

, p. 171.

Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 63.

Tzvetan Todorov, Les morales de l'histoire, Paris, Grasset, 1991, p. 106- 108.

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Publié-e

2017-07-20